Plastiphages

Plastiphages

Manik Bhattacharjee (2022 – CC-BY-NC-SA)

Anthropocène

« Tu te souviens du plastique ? »

L’attention de J., généralement occupée à ruminer sa solitude devant un verre vide, fut détournée par cette phrase. Il leva les yeux vers les deux vieux qui conversaient au fond du bar.

– Ah oui ! Ces bouteilles légères, ces sacs qui ne fuyaient pas, les bassines, les pailles !

– Et les polaires, chaudes, légères ! On ne se rendait pas compte de la chance qu’on avait ! Les voitures, les chaussures, les vêtements, du plastique partout ! L’électroménager dans les cuisines ! C’était quand même bien, non ?

– Et dire qu’on rigolait quand le Canard a titré « Fukushima 2 : Fondue japonaise », avec les images des scooters décomposés sur les routes près de la centrale.

– Ouais, juste avant le grand effondrement, quand tout a commencé à se décomposer ! Les incendies aussi, avec l’isolation des câbles électriques qui disparaissait. Toutes les infrastructures qui s’écroulaient, les machines qui tombaient en morceaux, les hôpitaux qui n’arrivaient plus à conserver les poches de sang ou les médicaments, les blouses, les infections nosocomiales qui explosent. Les plateaux des disques durs, les disques optiques, toute l’informatique a été dévastée. La panique totale. On ne savait pas quoi faire, stériliser oui, mais comment lutter contre un microbe ?

– Aha, et les complotistes qui pensaient que le nouvel ordre mondial était en marche, que les vrais dirigeants du monde avaient provoqué la catastrophe pour réduire la population ! Mais ça touchait tout le monde, puissant ou pas. Et encore, ceux qui dépendaient moins de la modernité s’en tiraient mieux !

– Au départ les plastiphages n’attaquaient que certains plastiques, mais avec cette satanée évolution, et la montagne de plastique disponible pour que la sélection naturelle se fasse, tous les six mois il y avait un nouveau variant !

– C’est fou ce qu’on a vécu, notre génération. Alors oui, on s’est adaptés, on a appris à faire avec l’éphémère, à utiliser d’autres matériaux. On se débrouille, mais les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas idée de ce que ça a représenté.

– Ah quelle époque !

Un vague souvenir, teinté de nostalgie, se fraya un chemin dans la mémoire du vieil homme. Ses lèvres se plissèrent en un léger sourire.

Un an avant l’effondrement

Dans ce même bar, il parlait d’écologie avec les copains. Curieux, il avait presque oublié – ou occulté ? – cette soirée.

– Pendant les vacances, je suis allé dans un lieu sauvage en Asie, j’ai été choqué par les agglomérats de plastique dans les fleuves et sur les plages.

– Et tu sais qu’en Europe on brûle encore plus de charbon ? Et les politiques qui parlent sans arrêt d’énergies renouvelables, comme s’ils cherchaient vraiment à faire quelque chose contre le changement climatique !

– Mais d’où il vient ce charbon, on brûle des forêts ?

– Mais non, c’est du minerai, comme dans Germinal. Des dépôts, qui datent de très très longtemps.

– Du carbonifère ! dit-il après avoir consulté son téléphone. A l’époque, les micro-organismes ne décomposaient pas le bois !

– Alors comme ça, le bois à l’époque, c’était comme le plastique aujourd’hui ?

– Eh ouais, les dinosaures faisaient leurs courses avec des sacs en bois !

– Aha t’es con ! Et ils partaient en randonnée avec des gourdes en bois ?

– Ouais, et je te dis pas les soirée tupperware pour stocker les restes des proies, c’était la révolution, le bois.

– Et ils devaient être dégoûtés comme toi, de voir toutes ces branches, tous ces déchets qui s’accumulaient sur les plages quand ils partaient en vacances. Ils lançaient des campagnes de ramassage du bois pour nettoyer l’environnement…

– Ouais eh ben nous on est bien dans la merde, parce que ce n’est pas avec une campagne de ramassage qu’on va récupérer les milliards de tonnes de plastique tombées en miettes qui traînent jusque dans les glaces des pôles…

– Bon faut que je rentre, demain je commence un stage dans un labo de biologie.

Quelques mois plus tard

Il était arrivé après les autres, en pleine conversation :

– tu connais le mouvement hacker, les anarchistes de l’informatique ? Nan, pas les pirates, les bricoleurs dans leur garage qui ont quasiment créé la révolution numérique. Tu te rends compte qu’aujourd’hui on peut faire la même chose en biologie avec la démocratisation des techniques ? Tu te rends compte des possibilités ?

– Eh ben, ça marche ton stage !

Ouais, depuis quelques mois, je me suis dit que j’avais la solution pour le continent de plastique dans l’océan. Le plastique, ça brûle non ? Ça veut bien dire que combiner du plastique et de l’oxygène, c’est une réaction exothermique, que ça produit de l’énergie.

– Et alors ?

– Alors j’ai commencé à chercher une enzyme pour décomposer le plastique. J’ai essayé avec le PET, parce que les bouteilles plastiques qui flottent partout, c’est ça. J’ai un pote qui fait de l’IA, et son boulot c’est de faire un programme qui génère des enzymes potentielles en fonction des réactions chimiques qu’on veut provoquer.

– Et ça donne quoi ?

– Il a fallu pas mal d’essais, mais on en a trouvé une qui a l’air de marcher ! Il fallait l’intégrer dans une bactérie, écrire le code génétique, tout ça. J’ai bon espoir, mais c’est pas encore gagné. Le but, c’est que mes bactéries produisent de l’ATP en mangeant des petits bouts de plastique ; qu’elles s’en nourrissent quoi ! Je suis parti sur des E. Coli, parce que c’est ce que j’avais sous la main au labo. Je les appellerai E. Coli Plastiphagus.

– Et si ça marche, tu vas en faire quoi ?

– Dans six mois, avec Elsa, on part en bateau, et on largue une culture dans le continent de plastique. Du vrai nettoyage, de la dépollution des océans, de la vraie !

Naufrage

Personne n’a jamais su ce qui leur était arrivé. Si leur bateau s’était désagrégé à cause d’une fuite de plastiphages, ou si une simple tempête les avait coulés. En tout cas ils ne sont jamais revenus. Et quelques mois plus tard, dans une ville japonaise, les filets des pêcheurs se sont mis à fondre…

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